Mehdi Cibille explore depuis le début des années 2000 l'élasticité visuelle et graphique d'une forme, quatre sphères reliées les unes aux autres par de petites rotules. Cet objet réticulaire tracé en noir, d'un trait épais qui délimite et contient, est le Module de Zeer, pour Zone expérimentale d'expression relative. Multipliant, étirant, isolant, condensant, déformant à l'envi cette forme, la mettant à l'épreuve de multiples espaces, supports et échelles, Mehdi Cibille interroge tout autant la permanence plastique que la perpétuelle évolution d'un logo devenu logos, à la fois raison d'être et élément d'un discours visuel. Ici, une seule lettre tient lieu d'alphabet. Elle permet à Mehdi Cibille de créer un univers plastique et métaphysique, de mettre en jeu, comme acteur et spectateur, l'autonomisation de la forme artistique.
Dans une exploration qui vise à créer un univers homogène, à partir d'autoréférences formelles qui se nourrissent d'elles-mêmes jusqu'à devenir des entités autonomes, Mehdi Cibille devient "artisan" du Module de Zeer. Il investit la rue, la ville et ses espaces interstitiels. Murs, parcs, bâtiments désaffectés, friches industrielles seront le premier territoire de son art, un art urbain donc - du Street Art - mais surtout un acte social et politique. Le livre Spray Can Art (Henry Chalfant, 1987) lui avait ouvert les portes de cet univers lorsqu'il était adolescent, l'exposition Graffiti. État des lieux (Galerie du Jour Agnès B., Paris, 2009) donne au plasticien une famille (Jonone, Futura, Zevs) et des compagnons de route (Moze 156, Sydney). Désormais, chaque intervention lui permet de pousser le Module de Zeer au-delà de ses propres limites. Le motif, parce qu'il s'agit bien d'un motif (une raison, un prétexte autant qu'un thème et un dessin), se métamorphose au gré des transformations que lui impose l'artiste. Dans Équation (Clichy-la-Garenne, 2014), de "figure" le Module devient amalgame, d'élément statique il se fait paysage, un paysage qu'il ne se contente pas de composer mais aussi d'habiter et de mettre en mouvement. Par la tension qu'il instaure, Mehdi Cibille pointe le funeste destin d'une Maison du Peuple conçue dans les années 1930 pour être une scène de la vie collective, et désormais obsolète. Quels que soient le contexte et le support, l'artiste immisce toujours son action là où il décèle une faille, un paradoxe, une contradiction dans l'espace public. En un mot, il va au contact, se frotte, se confronte, et par-là même interpelle et invite à prendre place dans le collectif, dans ce qui fait société. Start Game Over (Paris, 2009), Croissance par le milieu (Pantin, 2014), Derrière cette porte tout est possible (Issy-Les-Moulineaux, 2016) et Monumenta des Quartiers Nord (Marseille, 2017-2018) appellent à regarder, à considérer ce qui est le commun, l'ordinaire voire le périmé de notre civilisation. Plus récemment, Dialogue (Palais Royal, Paris, 2018) fut formulé comme une parole adressée à ce qui était là, établi dans un paysage qui était œuvre depuis l'intervention de Daniel Buren, établi dans une institution - le ministère de la Culture - qui s'ouvrait à l'art urbain.
Invité à transposer ses interventions urbaines dans les galeries, Mehdi Cibille travaille le lien, la correspondance entre deux démarches qu'en apparence tout pourrait opposer. L'œuvre de galerie vient parfois relayer l'œuvre de rue, comme ce fut le cas pour Start Game Over (Paris, 2009) où chaque pochoir effacé a donné lieu à la réalisation d'une toile, puis à des "pochoirs positifs" - Matrice (X) et (O) - exposés à Clichy-la-Garenne en 2014. Élévation, présentée à la réitération de l'exposition collective Graffiti. État des lieux (Galerie du jour Agnès B., Paris, 2013), permet à Mehdi Cibille de mettre en tension ses interventions sauvages sur les "camions de Belleville" (depuis le début des années 2000) et la White Box de la galerie ; le volume servant de support à l'œuvre est le même - un parallélépipède blanc - mais le plasticien le pratique différemment : de l'extérieur sans être vu sur les toits des camions, à l'intérieur pour être vu sur les murs de la galerie. L'art comme ultime mise en abyme.
Éléonore Marantz
Historienne de l'architecture
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (École d'Histoire de l'art et d'archéologie)