« La simultanéité dans la lumière, c'est l'harmonie, le rythme des couleurs qui crée la Vision des Hommes »
Robert Delaunay, La Lumière
Je vois le jaune, le bleu, le rose, le vert. Taches et flammes liquides aux rondeurs lascives. Elles se frôlent et s'enlacent, harmonieuses, aussi rondes et douces que la lisière d'une paume. Et puis, je vois le gris niché entre le vert et le violet, le marron discret lové entre le rose et le bleu, l'anthracite foncé s'invitant dans l'embrasure du fuchsia et du bleu clair, je vois alors les demi-teintes, troublantes, évanescentes, se révélant, voiles fuyants qui pourtant s'accrochent, persistants à ma rétine, semblables aux flashs perdus de mémoire qui rejaillissent. A l'image des filets d'eau pourpre qui naviguent dans le fond des ondes claires. Je reste, je contemple, je bois la toile du regard, même mon corps se nimbe de sa vapeur colorée qui, du même coup, semble teinter l'air ambiant. Les couleurs, leur velouté, leur brillance sortent de la fenêtre du tableau, tendent vers moi leurs mains moites et heureuses. Sensation de brume, de perte de repères. La fluorescence des roses et des verts m'hypnotise. Je vois désormais un halo blanc, à moins que ce ne soit un trou noir. Beauté cosmique, déchirure du ciel, appel de l'aube. Le vert phosphorescent de l'aurore boréale fait chavirer l'horizon. Le clinquant acidulé du camaïeu d'un cocktail me rappelle les émois oubliés. Mon œil et mon corps contemplent. Et au bout d'un long moment, je vois peut-être jusqu'aux étoiles. Le trou de la toile est immense, à perte de conscience. L'étreinte des couleurs m'enserre en même temps qu'elle m'élève, vers l'inconnu. L'atmosphère, les nuages peut-être, à moins que ce soient les irisations microscopiques d'une opale ? Je me trouve devant l'infiniment grand et l'infiniment petit en même temps. L'espace-temps est distordu. Le mystère de l'abstraction absolu.
Les grandes abstractions colorées de Diane Benoît du Rey sont de merveilleux morceaux de contemplation qui jouent savamment le numéro d'équilibriste des nuances de couleurs dont la peinture à l'huile fait irradier la luminosité, jusqu'à procurer une expérience physique de la matière picturale. Une observatrice n'a-t-elle pas confié à l'artiste qu'elle avait la sensation d'être comme dans un sauna face à ses toiles ? Il s'agit bien d'huile, méticuleusement appliquée, avec fougue et tempérament, et non d'encre qui coule ou d'aérosol projeté. Geste technique sensible et sophistiqué, la peinture à l'huile nécessite maîtrise et domptage. « C'est très physique » confie la jeune artiste qui s'attaque à ces toiles des heures entières pour faire parler la couleur, la lumière et la texture, couche après couche, afin d'extirper de la matière toute sa capacité de mouvement et de rayonnement, sans que le geste du peintre ne puisse être in fine discernable. Pari réussi. A l'heure où la peinture figurative envahit les cimaises, les insondables astres abstraits de Diane Benoît du Rey électrisent notre imagination. L'artiste crée de merveilleux mariages chromatiques, réfléchit au délicat balancier entre saturation aigue et matité ternie.
Le talent est ici celui de la nuance, de la transition, de la lisière, des contours fragiles, là où le passage d'une couleur à une autre s'opère. Naissent alors des grands bains de couleur évoquant les immenses brumes galactiques de Hans Hartung, elles-mêmes proches des bandes en suspension de Rothko. Deux artistes dont Diane Benoît du Rey parlent volontiers avec admiration. Chez elle, la même attention à la sensibilité de la couleur et de la matière, avec cependant une énergie circulaire plus frappante. A l'instar d'un néo-simultanisme. Fenêtres vers de mystérieux horizons - on pense à James Turrell - flashs traversant la toile à l'image des néons de Dan Flavin qui éblouissent l'atmosphère, une des figures tutélaires de l'artiste. « Ce qui m'intéresse, c'est de voir le parcours de l'œil et des tonalités » dit-elle. Si ses grands formats se caractérisent par des mouvements de spectres lumineux qui dansent et fusionnent, jusqu'à saturation de la couleur, les plus petits, plus sombres et plus énigmatiques, répondent à un rythme vertical pour casser l'idée de paysage et se rapprocher d'une frise chromatique. Tandis qu'une autre série, plus ténébreuse, s'inspire de l'idée d'apparition de phénomènes de prismes lumineux inexplicables. Diane Benoît du Rey a commencé par faire de la peinture figurative avant de choisir l'abstraction. Mais intriguée par la sensualité des fonds de ses premières œuvres, elle s'engage, radicalement, dans l'aventure minimaliste à laquelle elle donne une intense dimension d'épiphanie vaporeuse, douée de profondeur, jusqu'à tendre vers une troisième, voire une quatrième dimension.
- Julie Chaizemartin, journaliste et critique d'art
Le 20 mai 2023